Prédication du dimanche de la Réforme 2019 sur Luc 19,1-10 et Jacques 1,21-25 et Hébreux 10.26-29.
Quand la grâce devient justification du péché – extrait du Prix de la Grâce de Bonhoeffer.
Chers amis,
En ce dimanche, nous nous souvenons de ce qui a fait la Réforme, à savoir la redécouverte par Luther de la grâce. La grâce, c’est-à-dire le pardon, la faveur, l’amour que Dieu nous accorde sans que nous ne le méritions. Nombre de chrétiens semblent oublier que si pardon, grâce et faveur il y a, c’est que justement il y a blessure à guérir, il y a désobéissance à corriger. Le pardon implique une faute et sa reconnaissance. La faveur et la grâce, un manque et sa reconnaissance. Dire que Dieu est amour et pardon tout en oubliant le péché c’est se moquer Dieu qui est saint et de Christ qui a donné sa vie à cause du péché de l’humanité. Dietrich Bonhoeffer s’emporta contre l’Eglise protestante allemande qui suivit le politiquement correct des années 30 en soutenant Hitler et le nazisme et écrivit un texte intitulé Le Prix de la Grâce, dont je vous lis un extrait ce matin en guise de prédication[1]. Il n’a rien perdu de son actualité.
La grâce à bon marché, celle qui n’implique pas la repentance est l’ennemie mortelle de notre Eglise. La grâce à bon marché, c’est la grâce considérée comme une marchandise à brader, le pardon au rabais, la consolation au rabais. On se dit que Dieu aurait déjà par avance tout pardonné. La grâce à bon marché, c’est la grâce envisagée comme doctrine; c’est le pardon des péchés considéré comme une vérité universelle : le pardon de Dieu serait automatique pour tout. Dans l’Eglise de cette doctrine, le monde trouve un voile pour couvrir ses péchés, dont il ne se repent pas et dont, a fortiori, il ne désire pas être libéré. La grâce à bon marché, c’est la justification du péché et non du pécheur.
Et puisque au simple nom de la grâce, nous sommes agréés par Dieu, toutes nos œuvres d’obéissance sont vaines. Que le chrétien vive donc comme le monde, qu’il soit en toutes choses semblable au monde et qu’il ne s’avise surtout pas – sous peine de tomber dans l’hérésie fondamentaliste ou dans le politiquement incorrect ou dans la phobie des comportements minoritaires ou alternatifs – de mener sous la grâce une vie différente de celle qu’on mène sous le péché! Ce serait flétrir la grâce et réintroduire l’esclavage de l’obéissance aux commandements de Jésus Christ! Le monde est justifié par grâce; il faut donc que le chrétien vive comme le reste du monde! Le chrétien n’a donc pas à vivre en disciple à la suite du Christ, il n’a qu’à faire confiance à la grâce! C’est là la grâce à bon marché, la justification du péché mais non la justification du pécheur repentant, du pécheur qui abandonne son péché et s’en détourne.
Dans cette optique, Jésus aurait dit à Zachée : « Quel privilège de pouvoir manger chez toi et de jouir de ton hospitalité ; je sais que tu n’as pas bonne réputation parce que tu bosses pour l’occupant et abuse de ton pouvoir… Mais je sais aussi que ta petite taille a fait qu’on s’est beaucoup moqué de toi… alors tu as compensé en pactisant avec les Romains… je comprends, c’est pas grave, c’est tout naturel… On gère nos blessures comme on peut, t’en fais pas. Continue comme ça. »
La grâce qui coûte, c’est le trésor caché dans le champ: à cause de lui, l’homme va et vend joyeusement tout ce qu’il a. C’est quand tu mesures à quel point l’amour et le pardon de Dieu pour toi, montré par Christ est tellement extraordinaire et précieux, que ça te conduit à faire de Lui ton maître et ta priorité, à marcher à sa suite. C’est quand son amour pour toi te bouleverse. Comme pour Zachée qui soudain prend une nouvelle direction de vie. On ne sait pas ce que Jésus a dit à Zachée. On sait seulement qu’il s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas et n’avait plus envie de continuer comme avant.
La grâce coûte, parce qu’elle condamne le péché; elle est grâce, parce qu’elle justifie et accueille le pécheur. La grâce coûte cher d’abord, parce qu’elle a coûté cher à Dieu, parce qu’elle a coûté à Dieu la vie de son Fils, parce que ce qui coûte cher à Dieu ne peut être bon marché pour nous. Elle est grâce d’abord, parce que Dieu n’a pas trouvé que son Fils fût trop cher pour notre vie, mais qu’il l’a donné pour nous. La grâce qui coûte, c’est l’incarnation de Dieu, c’est que Dieu s’est fait homme pour faire briller son amour, son pardon et son appel dans notre monde.
Encore une fois : la précieuse grâce, c’est la justification du pécheur, non la justification du péché.
Bonhoeffer nous met en garde. Quand la grâce devient un dogme, une doctrine et non un cadeau vivant reçu dans un face à face avec Christ, elle est un poison dangereux, à 3 titres.
1°, Bonhoeffer interroge : Le prix qu’il nous faut payer aujourd’hui, avec l’effondrement des Eglises organisées, est-il autre chose que l’inéluctable conséquence de la grâce à bas prix? On a prêché et on a distribué les sacrements à vil prix, on a baptisé, confirmé, absous tout un peuple, sans poser ni question ni condition, par charité humaine, on a donné les choses saintes à des moqueurs et à des incrédules, on a déversé des flots inépuisables de grâce, mais l’appel à vivre strictement à la suite de Jésus se fit plus rarement entendre. Qu’a-t-on fait des certitudes de l’Eglise ancienne qui, au cours du catéchuménat précédant le baptême, surveillait si attentivement la frontière entre l’Eglise et le monde, veillait si attentivement sur la grâce qui coûte? La grâce à bon marché a été vraiment impitoyable envers notre Eglise protestante!
2°, elle fait que l’Eglise qui la défend transforme en hérétiques les chrétiens qui s’efforcent de vivre à la suite de Jésus. Elle les transforme en moderno-phobe.
3°. Impitoyable, la grâce à bon marché l’a sans doute aussi été envers la plupart d’entre nous sur le plan personnel. Elle ne nous a pas ouvert le chemin qui conduit au Christ, elle nous l’a fermé. Elle ne nous a pas appelés à vivre à la suite de Jésus, mais nous a endurcis dans la désobéissance. Osera-t-on dire que ce n’était ni impitoyable ni dur, lorsque, parvenus à l’endroit où nous avions perçu l’appel à suivre Jésus sous la forme d’un appel de la grâce du Christ, à l’endroit, peut-être, où nous avions osé faire les premiers pas sur le chemin de l’obéissance au commandement, la parole de la grâce à bon marché nous a assaillis? Et nous a persuadés qu’il était inutile de vivre à la suite de Jésus en allant à contre-courant de ce monde. Et la joie naissante en nous de suivre Jésus fut étouffée.
Non la grâce n’est pas un dogme, elle n’est pas un acquis, elle n’est pas donnée d’avance… elle se reçoit dans un face-à-face bouleversant avec le Christ Jésus et dans une prise de conscience non moins bouleversante de nos manques, de nos besoins et de nos blessures. Elle y verse le rayon lumineux de l’amour de Dieu pour nous qui nous invite à le laisser nous emmener sur le chemin de l’obéissance qui va nous transformer, nous restaurer et nous mettre debout. Comme pour Zachée.
Amen.
[1] Extraits tirés des p.23 à 36 de Bonhoeffer, Vivre en disciple, éd. Labor et Fides.