Le Notre Père (NP) est sans doute la prière la plus dite dans le monde, dans toutes les langues du monde, du plus modeste au plus haut placé, petits et grands. On peut dire qu’il est même le trait d’union qui réunit toutes les différentes dénominations chrétiennes. Dans les catéchismes de la Réforme (par ex. Heidelberg 1563) il est (avec le décalogue et le symbole des apôtres) expliqué comme 3ème texte fondamental de la foi chrétienne. Dès l’Église ancienne il passe pour être le résumé de l’Évangile. C’est donc une marque identitaire de la communauté chrétienne. À ses disciples qui lui demandent de leur enseigner la prière Jésus donne un signe de reconnaissance et de communion transmis de communautés en communautés, de générations en générations, et qui structure l’Église jusqu’à aujourd’hui !

Dans son livre consacré à la prière, Tim Keller raconte qu’un jour un homme a remarqué que des visiteurs restaient assis des heures entières à observer un seul chef d’œuvre à la galerie royale de Dresde. De même il rapporte que chaque année des semaines entières sont consacrées à l’étude d’une œuvre de Raphaël. Il estime que l’on ne peut jouir pleinement de l’œuvre avant de se l’être appropriée par une communion prolongée avec ses formes incomparables. Ce même homme rapporte que l’un des visiteurs affirme avoir passé des années à observer une peinture et qu’il y découvrait toujours de nouvelles beautés et de nouvelles joies. De même nous n’aurons jamais de toute une vie pour en saisir toute la profondeur et la richesse du NP.

1° NP et racines juives.

Cette prière ne vient pas de nulle part. Elle est profondément ancrée dans l’identité et la tradition juive ancienne. Elle peut être rapprochée de plusieurs prières juives qui ont joué un rôle important dans le judaïsme : le Qaddish et Les 18 bénédictions. La plupart des demandes du NP ont un équivalent dans ces prières. Je ne peux ni ne veux rentrer dans les détails concernant les différences. Mais citons simplement cette 1ère strophe du Qaddish : «  Que soit magnifié et sanctifié son grand nom dans le monde qu’il a créé selon sa volonté ; et qu’il fasse régner son règne de votre vivant et de vos jours et du vivant de toute la maison d’Israël ; et que ce soit bientôt et en un temps proche et dites : Amen ! Que son grand nom soit béni à jamais et d’éternité en éternité ». Si le Qaddish parle de Dieu, qui n’est pas nommé, à la 3ème personne, le NP s’adresse à lui à la 2ème personne, ce qui donne un caractère d’intimité à la prière renforcé par le choix du terme de Père. La plupart des demandes du NP ont un équivalent dans la prière des 18 bénédictions (6 sur 18).

Si cette prière est enracinée dans la tradition juive, elle est en parfaite harmonie avec l’ensemble de la prédication de Jésus à savoir que ce monde est placé dans la perspective de Dieu venant établir son règne libérateur. Jésus est porteur d’un message tout à fait original : 1° le règne s’étend à toute la création. Ce n’est plus le seul peuple élu qui est concerné. Cela signifie que le NPest une prière ouverte qui peut être prononcée par tout être humain. 2° le grand nom qui doit être sanctifié dans le Qaddish a pris le visage du père proche et miséricordieux à qui on peut demander avec confiance tout ce qui est nécessaire à la vie.

2° Un NP et plusieurs versions

Nous trouvons 2 versions du NP dans le Nouveau Testament (Mt et Lc). Les circonstances qui ont conduit Jésus à enseigner cette prière sont différentes. Le NP chez Matthieu se trouve dans le Sermon sur la Montagne qui est un enseignement de Jésus. Elle est en quelque sorte une prière polémique par rapport à celle des pharisiens et des païens (voir semaine passée). Celle de Luc est un peu plus courte. Elle ne s’inscrit pas dans le cadre d’un enseignement mais elle est une réponse à une question circonstancielle. Les disciples savent prier et récitent notamment des psaumes à diverses occasions de la journée et de la vie. En voyant Jésus prier ils constatent que ce qu’ils savent est en décalage avec ce qu’ils voient. Ils leur demandent « apprends-nous à prier » : Jésus leur enseigne alors le NP et des paraboles pour les encourager à persévérer dans leur propre prière.

Certains se sont demandé quelle version était la plus authentique. Très honnêtement ce n’est pas vraiment le problème. Peut-être que celle de Luc est plus authentique et Matthieu aurait rajouté des éléments dans un souci liturgique. Je pense que Luc a simplement formulé autrement les demandes en fonction du public à qui il s’adressait. En effet les évangélistes ont peut-être plus cette liberté d’adapter les paroles de Jésus en fonction des églises auxquelles elles s’adressaient. Allez savoir si Jésus n’a pas enseigné à ses disciples le NP à plusieurs reprises. Peu importe. Il ne faut pas sacraliser une version qu’on ne trouve d’ailleurs ni chez Marc ni chez Jean ni chez Paul…

Que veut dire Jésus quand il dit : contente-toi de dire : notre père… ? Notre prière peut-elle se réduire à cette petite minute à dire le NP ? Pourtant Jésus a passé des nuits entières en prière ! Il a encouragé ses disciples à prier avec persévérance. Ce n’est donc pas ou bien le NP ou bien toute la nuit ! Le NP est en quelque sorte un récapitulatif de la prière chrétienne. Comme toute prière c’est une parole vivante. Elle est trop grande pour se laisser enfermer dans une formulation unique. Il faut donc voir cette diversité comme un enrichissement pour notre propre prière.

3° Une prière qui conduit… à la prière

Jésus n’a pas donné cette prière comme une formule à réciter machinalement sans vraiment être comprise, une sorte d’incantation quasiment magique mais un exemple pour s’en inspirer. Comprenons bien ceci : lorsque Jésus nous donne cette prière il veut nous dire que tout ce que nous devons, ou pouvons, dire dans notre prière est entièrement contenu dans le NP. Ni plus ni moins.

Si nous prenons chacune des demandes en pensant vraiment ce qu’elle signifie, en intériorisant tout ce que nous disons nous n’aurions en fait pas besoin de dire autre chose. Et nous n’aurions pas trop de toute une nuit pour le faire. Les premiers Pères du désert sous l’empire Romain se sont retirés dans des lieux désertiques. On raconte que l’un d’entre eux mettait tellement de poids et d’intensité lorsqu’ils disait le NP qu’un jour il a commencé à prononcer cette prière alors que le soleil se couchait et qu’il n’est arrivé à l’amen final que le lendemain lorsque le soleil se levait ! Car cette prière et d’une richesse telle que nous ne pouvons qu’essayer de donner du poids à chaque demande et à chaque mot pour enrichir notre prière personnelle et communautaire.

Martin Luther suggérait de prier en paraphrasant et en personnalisant chaque demande du NP. On peut s’imaginer que cela peut prendre du temps comme pour ce Père du Désert. Mais pour Luther chacune d’elle est propice à nourrir notre prière personnelle. Il donne un exemple personnel sur le thème « donne nous aujourd’hui notre pain quotidien » : «  je te recommande aussi ma maison, mes biens, ma femme et mes enfants ; aide-moi à les bien gouverner et fasse que je puisse les nourrir et leur assurer une éducation chrétienne ».

Évidemment, cela peut changer en fonction des circonstances. Il ne s’agit pas de répéter ses propres mots ! D’autant que vous n’avez peut-être pas de conjoint ou d’enfant ! D’ailleurs il écrira : « je ne me lie pas à ces paroles et syllabes, mais je dis aujourd’hui ainsi, et demain autrement, les paroles vers lesquelles je suis enclin et disposé ». Autrement dit chacun doit personnaliser sa prière en exprimant ses besoins, ses soucis, ses aspirations avec ses propres mots.

Cela signifie que nous pouvons prier à partir des mots du Notre Père chaque jour sans jamais dire deux fois la même chose. Luther nous invite à réfléchir à une phrase de cette prière, à se concentrer là-dessus et alors nous commencerons à prier avec plus d’enthousiasme et de joie. Développer le NP est un exercice intéressant car comme je l’ai dit il contient tout ce que nous devons et pouvons dire dans la prière. Il permet de diversifier notre prière et d’aborder des sujets que nous aurions parfois tendance à mettre de côté.

Autre exemple : « que ton règne vienne » nous invite, entre autres, à prier pour la cause de l’Évangile afin que celui-ci grandisse au milieu de nous, dans notre ville, société et relations… « Pardonne-nous nos offenses » nous conduit à confesser nos péchés et « comme nous pardonnons » à réfléchir à nos rancunes tenaces ! « Tentation et mal » : de quoi suis-je captif ou où suis-je vulnérable ? Donc on voit à quel point le NP est une porte d’entrée propice pour prier pour toutes nos préoccupations les plus urgentes, pour une intercession plus concrète ou tout simplement pour exprimer notre reconnaissance pour toute sorte de sujets, etc. Mais n’oublions pas. Comme évoqué la semaine dernière le NP devrait d’abord nous conduire dans l’adoration et la louange avant de parler de nos besoins.

Mais et je termine avec cela pour ce point, n’oublions pas que pour chaque demande du NP, notre prière doit simplement sortir du cœur, sous l’inspiration de l’Esprit. En effet contrairement au babillage des païens (cf. Mt 6 et sermon 12 octobre), le Saint-Esprit (SE) va droit au but et nul besoin d’en rajouter ! Mais encore faut-il lui prêter attention ! Le SE sait en effet ce qu’il convient de prier si nous restons à son écoute. Donc Notre Père + SE = formule gagnante et garantie d’une vie de prière plus riche et plus féconde.

Conclusion : NP est comme un tableau que nous n’aurons jamais fini de sonder ni d’apprécier les richesses. Ne le récitons pas machinalement car ce ne serait pas faire honneur à une prière qui nous ouvre un véritable chemin de prière et de spiritualité. Que le Seigneur continue de nous encourager dans cet apprentissage de la prière et ce à partir du Notre Père puisque c’est le Seigneur Jésus Lui-même qui nous a donné ce modèle pour nourrir notre propre prière. Amen

Textes : Luc 11,1-4 ; Ep 6,18