Le respect de la création

Prédication de Loraine d’Andiran au temple de Vandoeuvres le 9 août 2015
Réf. biblique : Gn 1,1-2,4a

Bereshit bara Elohim et a-shamaïm we-et a-arets. C’est le 1er verset de la Bible, en hébreu. Je me souviens encore de mon émotion quand on nous a proposé de traduire le début de la Genèse en cours d’hébreu…

Un texte magnifique qui n’a jamais cessé de m’émerveiller et de m’inspirer.

Quelle audace que cette vaste vision cosmique ! Se projeter au temps d’avant le temps, pour évoquer la création du monde par Dieu, dans une parole et un geste primordiaux, éternels… Loin de présenter une description scientifique ou des faits historiques, c’est un voyage poétique, une façon de dire d’où l’on vient et ce pour quoi on est là.

C’est le premier texte de nos Bibles, mais pas le plus ancien. La Bible est une immense bibliothèque qui reflète une pluralité de pensées, d’époques, de faits historiques et d’hypothèses théologiques. Tous les chapitres qui la composent ont été travaillés, relus, modifiés au fil du temps, par des mains humaines ; pour les croyants, ils contiennent aussi une parole qui les dépasse et qui continue de se révéler par l’Esprit qui œuvre en chacun de nous. Quand cette Parole circule et nous relie/t, elle nous fait croître.

Les rédacteurs de ce 1er chapitre chantent leur confiance en Dieu, au cœur de l’exil et de la déportation, en posant l’univers comme cadre solennel de leur histoire. Gn 1 évoque la place de l’humain au sein d’une création donnée par Dieu et qu’il lui revient de gouverner avec justice et bonté, à l’image de Dieu.

L’humain est certes couronné roi de la création, mais il ne s’agit pas d’exploiter la terre, de la maltraiter ou de la piller ; aucun roi digne de ce nom ne fait cela en son royaume… Au contraire, un roi protège ses sujets et ses terres, pour les transmettre de génération en génération, dans une dynamique de relation et de don. Le texte nous invite à ce service royal, dans l’humilité et l’émerveillement devant la beauté et la grandeur de l’univers voulu par Dieu.

Gn 1 est aussi une profession de foi au Dieu unique. Dans un contexte culturel polythéiste, les auteurs rejettent la divinisation de la nature ou des astres. Le soleil et la lune sont en effet des dieux dans plusieurs cultures antiques ; ici, ils ne sont même pas nommés, mais traités de luminaires et créés après les végétaux pour éclairer la terre… Une façon de proclamer que seul Elohim est Dieu et le Créateur tout-puissant. D’ailleurs, le verbe hébreu ‘bara’, ‘créer’, ne peut avoir que Dieu pour sujet. Dieu crée, Dieu dit et cela est ; mais il ne se contente pas de parler : Dieu fait, Dieu agit et tout est bien, très bien même.

C’est par un poème que l’on rend hommage au verbe créateur de Dieu et à ses œuvres, dans ce texte rythmé par des refrains et par le déroulement familier des jours. ‘Poétique’ vient justement d’un verbe grec qui signifie ‘faire’ et suggère l’acte de créer. La poétique des origines du monde et de l’humain est active et artistique…

Pensons aussi à ce que signifie l’inspiration, l’inspiration de l’air, l’inspiration des artistes : accueillir quelque chose d’extérieur, le laisser nous traverser puis l’exprimer sous une forme neuve. Les rédacteurs de la Bible ont puisé à différentes sources d’inspiration, en Egypte, à Babylone, dans les oracles divins des prophètes, et ils s’en sont nourris pour écrire et partager leurs propres récits fondateurs. La pluralité des textes bibliques témoigne d’une grande liberté de pensée. Autant d’invitations à nous laisser interpeler, interroger…

La science estime que la création s’est accomplie en quelques milliards d’années ; le langage biblique, le récit poétique de cette semaine créatrice nous placent d’emblée sur un autre plan, spirituel et symbolique. Rilke disait qu’« Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons. »[1] Alors entrons vaillamment dans ce récit de la création, aussi étrange que paraisse sa vision de l’inexplicable… Car aussi loin que l’on remonte, par la science ou par la foi, on arrive toujours à une question, qui nous met en marche, en quête.

Gn1 évoque un commencement possible, une création par séparation et organisation des éléments, et non une création ex nihilo, à partir de rien. Autrement dit, quelque chose est déjà là, le tohu-bohu, matière vide et informe, qui flotte dans la ténèbre et l’eau. Une sorte de chaos primordial. Le philosophe Vladimir « Jankélévitch (…) expliqu[e] que le chaos est non pas un néant, mais un « béant ». Il est riche non pas de toutes les potentialités mais du fait qu’il est lui-même quelque chose d’existant. »[2]

L’existence même de cette matière est précieuse. Il y a un je-ne-sais-quoi, vide, informe, désert et boueux, à partir duquel Dieu organise le monde. Un ingrédient de base dont on ignore la provenance, une force obscure à laquelle Dieu assigne des limites et une place. Cela fait pour moi écho à ce qui se passe dans notre univers intérieur, dans nos profondeurs.

Calvin écrivait dans l’un de ses sermons[3] : « En notre naturel, nous portons un abîme de mal. (…) Nous avons cette malice et perversité en nous, tellement que l’homme est une mer où tout mal est enclos. » « Une mer où tout mal est enclos » : la rudesse de ces propos, cette vision négative de l’humain peuvent paraître extrêmes ; pourtant chacun se rend bien compte qu’il porte en lui une part d’ombre, une puissance égoïste et violente qui génère le chaos plutôt que la paix. Pas besoin d’être croyant ni psychanalyste pour réaliser cela ! Ce n’est peut-être pas une mer ou un abîme, mais un ruisseau, susceptible de déborder lors de grandes crues, lors de grandes crises. De façon plus diffuse, on peut quelquefois ressentir un vide qui nous habite, un sentiment de néant qui nous envahit et nous enlise là où nous voudrions être actifs et héroïques.

Et bien ce texte de la Genèse nous suggère que Dieu rend possible la vie en éclairant et en ordonnant le chaos, à l’extérieur comme à l’intérieur de nous : Dieu y met sa lumière et l’éternité de son amour. Dieu pose des limites à la ténèbre et à la mer.

Nous sommes pétris de Dieu mais pas seulement : il y a aussi cet abîme qui quelquefois nous submerge. Mais même là, Dieu n’est pas absent et met la main à la pâte… Pour le dire autrement, avec Jean d’Ormesson (qui a publié l’an dernier un livre sur la création, la science et la foi) : « Avant que le monde fût et après la fin des temps, le rien et le tout étaient de toute éternité et seront à jamais une seule et même chose. Il n’y a pas de vide parce que, hors de l’espace et du temps, le vide est plein de Dieu. »[4]

Jour un, jour de la lumière qui jaillit au cœur de la ténèbre, jour qui se distingue de la nuit. Dieu dit, Dieu fait et cela est ; sa Parole et son action font naître la lumière et la vie. L’essentiel de la foi est dit… « Le vide est plein de Dieu ».

Au fil des jours, le vide informe et béant se construit, s’équilibre, devient un habitat capable d’accueillir des habitants. Les astres peuplent d’abord le ciel, puis la mer et la terre grouillent d’êtres vivants de toutes sortes. La diversité est accentuée, mise en valeur par la répétition de l’expression « selon son espèce ». Chaque espèce, même ce qui grouille et nous dégoûte, est voulue par Dieu, chacune a sa place et son espace, chacune est bénie par Dieu. L’humain est créé en dernier, non pas homme et femme, mais mâle et femelle, animal parmi les animaux. Il se distingue pourtant par le fait d’être la seule créature porteuse de l’image de Dieu. Jean d’Ormesson a les mots justes pour garder l’humain modeste dans son incarnation terrestre : « Il y a en nous comme un pâle reflet du divin »[5]. « Un pâle reflet du divin », une image qui suffit pour conférer à tout être humain une dignité incontestable. Cela nous rend égaux, frères et sœurs, fils et filles de notre Père céleste, en marche vers notre humanisation, lentement mais sûrement. Et Jésus-Christ, ce frère venu d’en-haut, est le visage du Père incarné parmi nous et cheminant à nos côtés pour nous y aider.

Etre image de Dieu n’est pas un oreiller de paresse, c’est une charge royale, une responsabilité confiée à tous. Celle de semer l’amour et la vie, de faire jaillir la lumière, à l’image de Dieu, à notre mesure, à notre façon.

La création est animée, elle n’est pas un garde-manger à notre entière disposition, ni une pourvoyeuse infinie d’énergies et de ressources. Quand vivrons-nous pleinement cette communion avec le vivant, cette fraternité universelle de la création ? Pas tant que nous consommons de façon effrénée et irresponsable, pas tant que nous gaspillons les ressources pour notre confort personnel, pas tant que nous acceptons que d’autres paient le prix fort à notre place ! Tout compte, car tout est lié. Nos gestes quotidiens ont un impact sur le monde. Nos choix influencent la vie des autres, nos choix cautionnent parfois la mort des autres. Vous savez comme moi qu’il y a des choses qu’on ne peut pas, qu’on ne doit plus faire. Les consciences s’éveillent, les choses bougent, grâce aux efforts de chacun…

Gn 1 proclame la domination de l’humain, sa responsabilité royale envers la terre et les autres animaux ; mais toutes les formes de vie, minérale, végétale, animale, ont leur valeur. La bénédiction de Dieu vaut pour tous !

On ne peut pas rester sourds aux gémissements de la terre ou de nos frères et à la tâche qui nous est confiée. Rejoignant les propos des écologistes, le pape François invite, dans sa dernière lettre encyclique Loué sois-tu, à une « conversion écologique » et souligne que « l’environnement humain et l’environnement naturel se dégradent ensemble ». Il cite aussi son prédécesseur Benoît XVI, pour qui « les déserts extérieurs se multiplient dans notre monde, parce que les déserts intérieurs sont devenus très grands » [6]. Pour irriguer ces déserts et y faire fleurir la vie, chaque goutte d’eau compte, chaque petit geste est important. Bravo pour tout ce à quoi vous êtes attentifs et pour tout ce que vous faites déjà !

Je reste confiante que même si on tente de nous imposer des logiques de pouvoir, de rentabilité, d’efficacité immédiate, de technicisation outrancière, nous demeurons des enfants de Dieu émerveillés de la beauté du monde…

Habiter sereinement et poétiquement le monde, en causant le moins de dégâts possibles et en étant créateurs de vie, pour moi c’est ça, être à l’image de Dieu ! Faire triompher la lumière, respecter et célébrer la communion du vivant, la grande fraternité de la création voulue et bénie par Dieu.

Que Dieu nous aide et nous conduise jour après jour à la pleine réalisation de cela ! Amen

[1] Cité par Raphaël Enthoven, in La Création (semaine d’entretiens des Nouveaux chemins de la connaissance, sur France Culture), Perrin, 2009, p.107.

[2] Cité par Raphaël Enthoven, op. cit., p.78-9.

[3] Prédication in Suppl. Calviniana, vol. 6, p.110.

[4] in Comme un chant d’espérance, Editions Héloïse d’Ormesson, 2014, p.119.

[5] op. cit., p.83.

[6] Lettre encyclique sur l’écologie Loué sois-tu. Laudato si’, Ed. St Augustin, 2015, § 48, p.44 et § 217, p.171.

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