Prédication sur Joseph sur Ge 42.1-24 et Pro 8 extraits et Jn 13.37-38.

Quand un événement réveille en nous une blessure passée.

Bien-aimés du Christ,

Qui ne connaît pas Alexandre Soljenitsyne, dénonciateur des dérives du communisme, ce qui lui a valu des années au Goulag, l’enfer des camps sibériens ? Dans son fameux livre L’archipel Goulag, il écrit : Ah, si les choses étaient si simples, s’il y avait quelque part des hommes à l’âme noire se livrant perfidement à de noires actions et s’il s’agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme […] Au fil de la vie, cette ligne se déplace à l’intérieur du cœur, tantôt repoussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l’éclosion du bien. Un seul et même homme peut se montrer très différent selon son âge et les situations où la vie le place. Tantôt il est plus près du diable. Tantôt des saints[1].

Ailleurs, il se demande s’il avait été meilleur que ses tortionnaires lorsqu’il commandait une batterie d’artillerie dans l’armée rouge durant la 2e guerre mondiale[2].

Un homme dont la prison et l’exile ont creusé la connaissance de soi et en ont fait un prophète de notre temps, ignoré de nos élites dirigeantes[3].

Joseph aussi a eu son goulag, 13 années d’esclavage et de prison après avoir été vendu par ses frères jaloux de lui car il avait eu un double rêve annonçant qu’il serait le chef du clan. 13 années où il a essayé de rester digne, fidèle à son Dieu et à ses valeurs. Mais ne l’idéalisons toutefois pas. Joseph est bel et bien fait de la même pâte que nous.

Voilà qu’après 13 ans de galère, par un concours de circonstance providentiel, Joseph est amené à expliquer un rêve de Pharaon lui annonçant 7 années de prospérité suivies de 7 années de famines, ce qui lui vaut d’être nommé administrateur général d’Egypte. Cela fait maintenant 2 ans que la famine sévit et s’étend jusqu’à Canaan, le pays de l’enfance de Joseph. Ses frères arrivent pour acheter du blé et les voilà devant Joseph. Comment le reconnaîtraient-ils, ils l’ont éliminé au propre comme au figuré de leur vie ? Par contre, lui, il les reconnaît, même après 22 ans de séparation. Et on lit : Joseph se souvint des rêves qu’il avait faits à leur sujet et il les accusa d’être des espions avant de les mettre en prison.

Joseph se souvint. Ça veut dire qu’il avait oublié ou qu’il n’y pensait plus. Et pour cause, il avait débuté une nouvelle vie, loin des souffrances du passé. Après la misère, le voilà en position d’autorité et de puissance. Après avoir été celui qui devait exécuter tous les désirs de ses maîtres, le voilà qui commande. Après avoir affronté la solitude, le voilà bien marié avec 2 enfants. Il était temps de regarder en avant et d’oublier les blessures du passé et les larmes du rejet et de l’abandon. Seulement voilà, ça ne fonctionne pas comme ça : on peut vouloir oublier, on peut essayer d’oublier, on peut faire comme si on avait oublié… mais notre mémoire émotionnelle n’oublie pas.

Joseph en fait l’expérience quand ses frères se présentent devant lui pour acheter du blé. La vue de ceux qui l’ont jeté dans une citerne, qui ont ignoré ses cris demandant pitié, qui n’ont pas oser le regarder en face quand ils l’ont vendu à des marchands d’esclaves… c’est comme si le passé lui sautait en pleine figure. A son tour de les ignorer. A son tour de leur parler avec dureté. A son tour de les jeter au trou, en prison.

Ça nous arrive aussi d’être rattrapé par une blessure qu’on croyait guérie, oubliée. Ça nous arrive aussi de nous retrouver dans des situations ou face à des personnes qui nous rappellent une blessure du passé et qui réveillent en nous une colère subite, une douleur intense, un mal-être profond. On pensait avoir pardonné, réglé la chose et on découvre que non.

Qu’est-ce que Joseph pourrait bien nous enseigner ?

Il prend le temps de faire face à ce que tout cela suscite en lui. 3 jours. 3 jours c’est aussi symbolique dans la Bible. 3 jours… ça vous rappelle quelque chose ? Les Hébreux se sont préparés durant 3 jours à recevoir les 10 commandements, puis à entrer en Terre promise. Esther a prié 3 jours avant d’affronter son mari-roi Assuérus. Jonas a passé 3 jours dans le ventre du poisson, le temps de reconsidérer son refus d’obéir à Dieu. Lorsqu’il opère le recensement de son armée par orgueil, David affronte alors 3 jours de peste pour s’humilier. 3 jours c’est aussi le temps entre la crucifixion et la résurrection de Jésus. 3 jours c’est le temps où les disciples de Jésus et les autres personnages vont se confronter à eux-mêmes, à leur déception, à leur faiblesse, leur vulnérabilité, à tout ce qui se bouscule en eux. C’est le temps où les frontières entre le bien et le mal, entre leur impossible et les possibles de Dieu vont bouger. C’est le temps où ils laissent Dieu faire lumière en eux, les révéler à eux-mêmes. 3 jours c’est le temps où les personnalités bibliques laissent Dieu faire la lumière en elles. Je ne peux pas faire la lumière en moi moi-même. J’ai besoin d’un apport lumineux extérieur : c’est ce temps où je me mets devant Dieu avec tout ce qui m’habite et où je lui demande sa lumière là-dessus. C’est le temps où j’écoute Dieu, sur ce qu’il veut me dire et me révéler sur ce qui se passe en moi.

C’est le temps où Joseph passe de la crainte que la vue de ses frères a réveillée en lui à la crainte de Dieu ; le temps qu’il a besoin pour passer de l’impulsivité au recul nécessaire pour ne pas croire tout ce qui se présente spontanément à sa pensée, à son souvenir, à sa sensibilité. Nous aussi pouvons avoir parfois besoin de prendre ce temps, ce recul face à des circonstances, des rencontres, des événements qui soudain nous submergent intérieurement. Trop vite passer sur nos bouillonnements intérieurs n’est pas ce que la Bible nous encourage à faire. Au contraire.

Après ces 3 jours, Joseph parle à ses frères comme Dieu parle à son peuple dans le Deutéronome : Faites ceci et vous vivrez… Il ouvre un chemin de vie devant eux. Et il ajoute : Je crains Dieu, moi. Craindre Dieu c’est avoir le souci de l’honorer par notre comportement. C’est aussi avoir le souci de le laisser agir et faire justice là où nous voudrions nous venger nous-mêmes. C’est croire qu’il est à même de faire bien mieux que nous la lumière dans la vie d’autrui, pour avoir expérimenté son travail en nous-mêmes.

Joseph s’arrête, laisse Dieu apaiser son cœur après avoir sans doute déverser ses sentiments devant Lui. Le Talmud dit : on ne voit pas les choses comme elles sont réellement, mais nous les voyons comme nous, nous sommes[4]. Laisser Dieu nous révéler cette vérité, face à ce qui nous bouleverse.

Joseph et les Proverbes nous invitent à prendre le temps de discerner ce qui se passe en nous, à mieux nous connaître pour poser un regard plus adapté sur ce qui nous arrive quand notre intériorité se trouve submergée par quelque chose qui nous est dit ou pas, quelque chose qui nous arrive. C’est nécessaire pour discerner si notre confiance est de la naïveté déguisée, pour ne pas être pris au piège de la fausseté, de la fourberie ou du mensonge sur soi-même ou projeté sur autrui. Pour discerner la voix et la voie de la crainte de Dieu qui mène à la vie.

Jésus lui-même conduit ses disciples sur ce chemin consistant à oser regarder en eux pour mieux comprendre leurs réactions. Il avertit Pierre qu’il s’illusionne lorsqu’il prétend être prêt à mourir pour lui. Il l’avertit et au moment du reniement, Jésus lui jette un tendre regard qui fait fondre Pierre en larme, car il se souvient des paroles de Jésus. Jésus ouvre à Pierre le chemin pour entrer en lui-même et avancer dans la connaissance de soi sous son regard aimant. Et après sa résurrection, quand Jésus retrouve Pierre au bord du lac de Tibériade, il le prend un peu à l’écart et 3 fois il lui demande s’il l’aime plus que les autres. Comme pour permettre à Pierre de terminer le travail qu’il a débuté sur lui-même avec ses larmes. Pierre arrivera à la conclusion qu’il aime Jésus mais moins qu’il ne l’imaginait. Et ce toujours sous le regard plein d’amour de Jésus, sous son regard qui nous fait confiance.

Bien-aimé/e du Christ, quel parcours que celui de Joseph. Et quel parcours que celui de ta vie. Un parcours suivi par la présence amoureuse de Jésus. Un parcours où Jésus ne t’a jamais enlevé sa confiance. Un parcours lors duquel tu as été et seras encore blessé ou bien où tu vivras des événements révélant des blessures non guéries. Jésus te précède et t’accompagne. Inutile de faire semblant que tout va bien quand ça va mal. Et si parfois tu es dur avec autrui, le tout est d’oser le recul pour découvrir ce qui se cache en toi et recalibrer ensuite ta réaction. Cela te permettra de mieux connaître où passe en toi la frontière entre ce qui est bon et juste et ce qui est mal et injuste. Comme le dit le proverbe : Rendre compréhensible notre conduite c’est sagesse d’homme prudent, car la légèreté des fous ne contribue qu’à les tromper (Pro 14,8).

Quel privilège que le nôtre d’avoir un Dieu-Sauveur-Restaurateur qui n’est pas là pour nous condamner, mais pour nous accompagner dans nos hauts et bas émotionnels et spirituels, et nous aider par son Saint Esprit de vérité à faire la lumière en nous, pour nous faire grandir et faire de nous des canaux de vie pour les autres. Dieu restaurateur, Dieu des miracles, Dieu patient, Dieu confiant. Dieu qui a bien plus que 3 jours pour nous aider à renaître de nos remises en questions.

Amen.

 

[1] Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du Goulag, Fayard, Paris, éd. 2014, p.29.

[2] Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du Goulag, Fayard, Paris, éd. 2014, p.594.

[3] Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du Goulag, Fayard, Paris, éd. 2014, p.595.

Concernant le caractère prophétique de Soljenitsyne, je vous invite à relire son discours à l’université de Harvard du 8 juin 1978, dont je ne cite ici qu’un extrait – extrait sur lequel je suis tombé au début de la guerre en Ukraine et des disputes intra-européennes sur le gazoduc Nordstream  : Il est impératif que nous revoyions à la hausse l’échelle de nos valeurs humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n’est pas possible que l’aune qui sert à mesurer l’efficacité d’un président se limite à la question de combien d’argent l’on peut gagner, ou de la pertinence de la construction d’un gazoduc. (…).

Quand bien même nous serait épargné d’être détruits par la guerre, notre vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute. Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu’est fondamentalement la vie, la société. Est-ce vrai que l’homme est au-dessus de tout ? N’y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l’intégrité de notre vie spirituelle ?

Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans son histoire (…). Cela va requérir de nous un embrasement spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas maudite, comme elle a pu l’être au Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné, comme il le fut à l’ère moderne.

[4] Cité par Robert J. Wicks, Spirituel resilience, Franciscan Media, Cincinnati, 2015, p.87.

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